21 novembre 2024

Le tribunal foncier de Papeete, la conclusion d’un travail de longue haleine

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Voici le discours prononcé par la Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, à l’occasion de l’inauguration du tribunal foncier de Papeete.

Je suis très heureuse de me trouver aujourd’hui à Papeete, devant vous, pour inaugurer un nouveau lieu de justice, atypique et innovant, qui répond à une très forte et légitime attente de la population polynésienne.

Outre le plaisir, rare, de me trouver parmi vous dans ce magnifique endroit, c’est pour moi une double satisfaction.

Tout d’abord la satisfaction de démontrer, s’il en était besoin, que la Justice sait s’adapter à la réalité et aux besoins des justiciables, partout en France, dans l’hexagone comme dans tous les outre-mer.

C’est aussi une satisfaction car, à travers cette juridiction et les lois que nous faisons adopter, je vois – nous voyons – s’ouvrir une perspective concrète : traiter enfin la question foncière en Polynésie au bénéfice de tous ses habitants.

Si cette perspective favorable s’offre à nous, c’est parce que nous avons inversé la logique qui a longtemps prévalu concernant les outre-mer. Souvent – trop souvent – au nom de principes auxquels nous sommes tous profondément attachés – celui de l’universalisme et celui de l’égalité – la République a préféré plaquer un modèle unique à des territoires, à des populations, à des situations qui exigeaient, au contraire, des solutions collant au plus près à la réalité.

Des progrès ont été accomplis ces dernières années mais beaucoup reste encore à faire pour inverser cette logique et acquérir ce « réflexe outre-mer » si cher à ma collègue Annick Girardin.

La manière d’aborder la question foncière dans les outre-mer, et singulièrement en Polynésie, illustre cette volonté nouvelle qui est la nôtre de changer de logiciel. L’existence même de ce tribunal foncier en est l’éclatante illustration.

Le rapport à la terre est, partout, une chose singulière et profonde. Chaque individu y puise une part de sa personnalité, son attachement à une lignée, une relation à la nature et un moyen de subsistance. Il y a là quelque chose d’intime qui se joue. Mais ce rapport à la terre renvoie aussi à une histoire collective, à une forme de sociabilité, de vivre ensemble. Cela est vrai partout : dans mon département de l’Aveyron, comme dans chacune des îles de ce territoire.

La manière dont nous abordons la question foncière dit finalement quelque chose de ce que nous sommes. Et il fallait être attentif à ce que sont les Polynésiens, à leur histoire et à leurs aspirations pour traiter concrètement cette question. C’est cette attention que j’ai souhaité vous porter, à la suite de mes prédécesseurs, Christiane TAUBIRA et Jean-Jacques URVOAS, pour concrétiser les engagements qui ont été pris et aller plus loin encore.

Comme la plupart des outre-mer, mais avec ses spécificités géographiques, historiques, culturelles, sociologiques et juridiques, la Polynésie doit faire face à de grandes difficultés en matière foncière.

L’attachement culturel et sociologique à la terre, si fort au Fenua, conduit à des états généralisés d’indivision, perpétués depuis plusieurs générations, et qui deviennent inextricables. L’identification des propriétaires indivis est compliquée par la pratique ancienne consistant à changer de nom selon les événements de la vie, par l’absence d’enregistrement des terres jusqu’en 1852 et par des structures familiales souvent très denses. De plus, les terres concernées sont souvent éloignées les unes des autres et parfois difficilement accessibles. Enfin, la Polynésie souffre du manque de notaires et d’experts judiciaires, sans compter que bon nombre de Polynésiens n’ont pas les moyens financiers de recourir à des professionnels pour régler leur situation.

Les principales difficultés concernent bien le partage des indivisions successorales. Cette situation pèse sur les familles et crée des tensions, avec des procédures longues et conflictuelles. Des terrains sont inexploités alors qu’ils seraient souvent si utiles économiquement. L’insécurité juridique généralisée nuit au développement du territoire. C’est une situation que vous ne pouvez accepter et à laquelle je ne peux, moi-même, me résoudre.

Le Président Fritch et les élus polynésiens – en particulier vos parlementaires – ont beaucoup œuvré pour alerter sur ces difficultés. Je rends hommage ici à leur opiniâtreté, jamais démentie. Cet appel a été entendu. Et le Gouvernement a souhaité agir, en lien direct avec les élus, pour apporter des réponses concrètes et adaptées aux besoins locaux.

La première avancée, extrêmement importante, a été la mise en place, après plusieurs années d’attente, le 1er décembre 2017, d’un Tribunal foncier1 à Papeete. Ce tribunal que nous allons inaugurer officiellement aujourd’hui est une composition spécifique du tribunal de première instance de Papeete. Il fonctionne sous le mode de l’échevinage et a été doté de moyens humains et matériels nécessaire à son fonctionnement. Ce tribunal foncier comprend ainsi trois magistrats du tribunal de première instance, un greffier fonctionnel, deux greffiers et six adjoints administratifs dont cinq faisant fonction de greffiers. La juridiction est présidée par un magistrat professionnel assisté par deux assesseurs non professionnels. Je salue ici les magistrats qui président chacune des trois sections du tribunal : Mme Laure Belanger, Mme Laetitia Ellul et M. Pierre Frezet

L’installation du tribunal foncier est la conclusion d’un travail de longue haleine, qui avait conduit en 2015 à la signature d’un contrat d’objectifs de trois ans entre la direction des services judiciaires du ministère de la Justice et la Cour d’appel de Papeete. Ainsi avait été prévu le renforcement des moyens humains de la juridiction afin d’apurer le stock des affaires foncières. L’idée était de bien préparer la mise en place du tribunal foncier. Les effectifs du siège de la juridiction de Papeete ont été renforcés à cette fin par un surnombre de deux magistrats spécifiquement en charge des affaires de terre, recrutés après des appels à candidatures profilés. Un juge a ainsi été installé le 1er septembre 2015 et un vice-président le 1er janvier 2017. Le « profilage » de magistrats pouvant se spécialiser sur ces questions très complexes est absolument essentiel. Le contrat d’objectifs ayant provoqué une augmentation du contentieux foncier en appel, un conseiller a également été nommé en surnombre depuis le 1er septembre 2017 pour traiter en appel les affaires de terre.

Je souhaiterais vous confirmer ici que ces deux postes en surnombre au tribunal de première instance resteront bien pourvus, alors même que le contrat d’objectifs a expiré. J’ai donné instruction à mes services de continuer à garantir le maintien des effectifs du siège du tribunal de première instance au complet et de pourvoir en surnombre les postes affectés au tribunal foncier dans le cadre d’appels à candidature profilés, de manière à assurer le bon fonctionnement cette juridiction inédite.

De même, concernant le poste de conseiller en surnombre, s’il n’a pas été effectivement prévu par la circulaire de localisation des emplois 2019, la cour d’appel a néanmoins bénéficié de la création en 2018 d’un poste de vice-président placé supplémentaire.

Le Tribunal foncier a ainsi pu entrer en action dès la fin 2017. Les mesures prises auparavant par l’Etat et le pays ont porté leurs fruits puisque l’on a enregistré une forte diminution des stocks et un raccourcissement significatif des délais de traitement. Mais il faut être attentif à l’évolution des stocks. Cela suppose un effort accru de notre part et une pérennisation des moyens affectés au tribunal foncier. Je m’y engage.

Mais si l’instauration de ce tribunal spécialisé est un immense progrès pour la Polynésie, elle ne saurait suffire à résoudre la question foncière. C’est pourquoi j’ai décidé d’engager, avec les autorités du pays et les parlementaires polynésiens, un processus pour modifier le fond du droit successoral.

Un premier travail avait été accompli par la Polynésie avec l’adoption de dispositions procédurales spécifiques entrées en vigueur le 1er janvier 2018, favorisant notamment les modes alternatifs de règlement des conflits. L’adoption de mesures d’ordre financier destinées à favoriser les sorties d’indivision a également été très utile.

J’ai souhaité aller plus loin en consacrant dans la loi le salariat des avocats par la direction des Affaires foncières du pays et en modifiant le droit des successions pour l’adopter à vos besoins.

En vertu d’une compétence dérogatoire du Pays en matière de réglementation de la profession d’avocat, la Polynésie française avait créé un système d’emploi d’avocats, travaillant au sein de la direction des Affaires foncières, qui étaient désignés pour l’assistance et la représentation en justice des bénéficiaires de l’aide juridictionnelle. Ce mécanisme est très utile pour les justiciables.

Nous avions besoin d’un texte législatif pour pérenniser ce dispositif. Il a été adopté dans la loi organique relative à la Polynésie qui vient d’être promulguée. La Chancellerie a rédigé ces dispositions qui ont pu être portées par les parlementaires polynésiens, avec lesquels nous avons étroitement travaillé. Nous avons veillé à ce que les conditions d’exercice dérogatoires de la profession d’avocat n’obèrent aucunement le respect, par ces avocats comme par leur employeur, des règles de déontologie et d’indépendance de la profession.

Mais l’essentiel réside dans la réforme de fond du droit des successions en Polynésie.

Au-delà de l’ensemble des moyens mis en place, j’ai souhaité que nous allions plus loin sur la question de l’indivision et des successions et ce, dans le respect des principes constitutionnels, que ce soit le droit de propriété ou le principe d’égalité.

Comme vous le savez, d’importantes réflexions ont été menées ces dernières années sur l’édiction de règles propres à la Polynésie française.

Tout d’abord une mission du ministère de la Justice a dressé, en 2014, un état des lieux des difficultés posées en la matière, après l’audition des divers acteurs locaux intéressés.

Cette mission a débouché sur un groupe de travail présidé par le professeur Jean-Paul Pastorel. Il a rendu son rapport début 2017. Ce travail précieux a permis d’explorer des pistes très utiles pour la suite.

Parallèlement, en 2016, un rapport du sénateur Thani Mohamed Soilihi, a permis d’aller plus loin sur le sujet de l’indivision en intégrant des propositions spécifiques pour la Polynésie française.

Enfin, en décembre 2017, une proposition de loi visant à faciliter la sortie de l’indivision successorale dans les outre-mer, était déposée par le député Serge Letchimy. Les ministères de la justice et des outre-mer se sont immédiatement engagés dans un dialogue constructif avec tous les parlementaires intéressés à cette question.

La spécificité de la situation de la Polynésie Française est rapidement apparue. Un véritable travail d’orfèvre a alors été conduit par mon cabinet et les services de la Chancellerie en vue d’aboutir à des solutions concrètes mettant en œuvre les préconisations des rapports et missions que je viens d’évoquer.

Ce travail, débuté dès l’examen de la proposition de loi Letchimy à l’Assemblée nationale en début d’année 2018, a nécessité des mois d’échanges fructueux pour mesurer précisément les besoins et déterminer les réponses juridiques adaptées et opérationnelles, dans le respect de nos principes fondamentaux.

Je m’arrête un instant sur la méthode de travail que nous avons adoptée car elle témoigne d’une volonté et peut inspirer pour l’avenir. La spécificité de la situation polynésienne exigeait un travail serein, qui a été mené dans le cadre d’un groupe de travail lancé en octobre 2018, piloté par mon cabinet avec la participation des parlementaires Maïna Sage, Nicole Sanquer et Lana Tetuanui – dont je salue l’investissement personnel – en lien avec la direction des affaires civiles et du sceau (DACS), la direction générale de l’outre-mer (DGOM), la direction des affaires foncières de la Polynésie (DAF), mais également les magistrats, avocats et notaires de Papeete.

Cette étroite collaboration, traduite par de multiples échanges techniques entre services, complétés par trois réunions en visio-conférence extrêmement riches et denses, ont permis en quatre mois d’aboutir à la rédaction de cinq articles sur l’ensemble des sujets fondamentaux que sont le partage par souche, l’attribution préférentielle, le droit de retour légal des frères et sœurs, l’omission d’héritier ainsi que le partage amiable à une majorité qualifiée.

Ces points de droit sont très techniques et parleront aux spécialistes des questions foncières. Mais sous ces appellations juridiques, ce sont des cas très concrets que vous allez enfin pouvoir résoudre.

Je m’arrêterai ici, à titre d’exemple, sur les questions du partage par souche et du droit de retour légal, revendications anciennes et propres à la Polynésie française. Sur ces deux sujets, mes services ont su prendre en compte la spécificité polynésienne et faire évoluer leur position.

S’agissant du droit de retour légal, les Polynésiens ont souhaité étendre ce droit à la totalité du bien concerné, lorsqu’il se trouve en indivision afin de ne pas intégrer le conjoint dans l’indivision et ajouter en quelque sorte de l’indivision à l’indivision. Néanmoins, nous avons tenu à ce que la rédaction préserve le droit au logement du conjoint survivant. C’était un point essentiel pour la Chancellerie

Le partage par souche a pu être retenu, après de nombreux échanges, dans des termes qui permettent d’y recourir dans les situations d’indivisions non réglées depuis plusieurs générations et qui sont spécifiques à la Polynésie française. C’était un point de droit très complexe. Que nous ayons pu avancer sur ce sujet est un progrès considérable ! La rédaction permet aussi lorsqu’il est particulièrement complexe d’identifier, de localiser et d’attraire à la procédure tous les indivisaires, d’organiser une représentation procédurale au sein de chaque souche pour éviter d’attraire en justice tous les indivisaires. Ceci constitue la consécration de la jurisprudence locale de la cour d’appel de Papeete, qui était régulièrement annulée par la Cour de cassation.

Il est renvoyé pour le détail de cette ossature législative à la loi du pays, s’agissant de règles de procédure qui sont de la compétence de la Polynésie. J’ai toute confiance sur les garanties procédurales qui seront adoptées par le Pays pour que le dispositif d’ensemble soit le plus équilibré possible.

Les rédactions ainsi finalisées ont été intégrées dans le projet de loi portant diverses dispositions institutionnelles en Polynésie française et le projet de loi organique portant modification du statut d’autonomie de la Polynésie française début 2019. Et je tiens à remercier ici les services de la Chancellerie en particulier Mme Audrey Ferré, magistrate de la DACS présente parmi nous – pour son investissement sur ce dossier, qui a permis de démontrer combien les services de la Place Vendôme étaient capables d’allier rigueur et imagination pour faire de notre droit un outil puissant de transformation sociale.

Ces dispositions ont été accueillies favorablement par l’ensemble des députés et sénateurs de tous bords politiques et ont été votées par les deux assemblées dans les mêmes termes le 7 mai 2019. Malheureusement elles ont été écartées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 juin 2019, pour des motifs de pure procédure parlementaire, comme « cavaliers législatifs ».

Qu’à cela ne tienne ! Il n’était pas question de laisser de côté tout ce travail, alors qu’il est porteur de tant d’espoir en Polynésie. En lien avec le rapporteur du projet de loi, le député Guillaume Vuilletet auquel je souhaite aussi rendre hommage, j’ai fait rédiger, dans les heures qui ont suivi la décision du Conseil constitutionnel, un texte qui a été déposé à l’Assemblée nationale et qui contient toutes les dispositions portant réforme du droit successoral en Polynésie. Cette proposition de loi déposée par le groupe LREM à l’Assemblée nationale et soutenue par les parlementaires de Polynésie, a été adoptée le 11 juillet et sera examiné par le Sénat le 23 juillet prochain.

À mon retour de Polynésie, je dois vous confier que j’irai quasiment directement de l’aéroport au Palais du Luxembourg pour défendre ce texte ! Et j’ai bon espoir qu’il soit définitivement adopté moins d’un mois après la décision du Conseil constitutionnel ! Vous l’aurez compris, le Gouvernement et la majorité parlementaire sont aux côtés des Polynésiens sur ce dossier comme sur tous les autres.

L’inauguration de ce tribunal foncier témoigne de cette volonté inébranlable d’accompagner le développement de ce territoire auquel nous sommes tous très attachés et qui, par son histoire, sa culture, ses atouts et plus encore, par les femmes et les hommes qui y vivent, contribue au rayonnement de la France, dans cet océan Pacifique, riche de promesses pour l’avenir. C’est cette volonté qui me conduit aussi à vous confirmer qu’ici s’élèvera la future cité judiciaire de Papeete.

Le ministère de la Justice entend prendre toute sa part à cette action pour la Polynésie et je sais que chacun, ici, au sein de nos juridictions, à Tahiti, à Raiatea ou à Nuku Hiva, partout sur ce territoire grand comme l’Europe, a à cœur d’agir pour porter haut les valeurs de la Justice et du droit, au profit de tous.

Je vous remercie.

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