21 novembre 2024

Colloque « Histoire et mémoires du CEP »: de l’impérieuse nécessité de prendre de la hauteur…

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Retrouvez l’allocution prononcée par le président Édouard Fritch lors du Colloque intitulé « Histoire et mémoires du CEP : un deuxième contact ? » qui s’est déroulé à l’Université de la Polynésie française.

L’occasion pour le chef de l’exécutif local de déclarer que « vingt-cinq ans après la fin des essais, nous avons le devoir intellectuel et moral de prendre de la hauteur afin de nous détacher ou de relativiser les frustrations, les blessures, les humiliations qui ont pu nous diviser par le passé. Nous devons faire cet effort pour sauver et préserver la conscience des générations à venir. Notre rôle, à partir d’aujourd’hui, n’est pas de transmettre et de perpétuer nos haines et nos blessures à nos futures générations. Ce que nous avons à transmettre, c’est l’Histoire avec un grand H. »

Je suis heureux d’ouvrir cette session de vos travaux dédiée à la diffusion pédagogique du fait nucléaire aux polynésiens en ce troisième jour du colloque sur l’histoire et les mémoires du CEP organisé par la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique et les universités de Polynésie française et de Haute Alsace.

Je suis également ravi de vous rencontrer, ici afin de vous témoigner de ma reconnaissance pour votre travail de recherche et pour ce que vous entreprenez tous ensemble au service de la connaissance et de la formation de citoyens responsables.

Enfin nous y voilà !

Après un si long silence, nous commençons à percevoir les premiers résultats concrets de la démarche de vérité que nous avons souhaitée, chacun à notre manière.

Pour ma part, comme vous le savez, j’ai portée sans faillir cette ambition depuis mon accession aux responsabilités de président de la Polynésie française le 12 septembre 2014.

Tous les Polynésiens se sentent frustrés voire floués par le fait nucléaire. Après un demi-siècle de dissimulation, il n’est pas étonnant que la confiance soit mise à mal entre notre Pays et la République.

Ce n’est pas moi qui l’affirme mais l’un de vos confrères universitaires, Bruno Saura, dans l’ouvrage « Histoire et mémoire des temps coloniaux en Polynésie française » paru en 2015.

Je cite : « Tous estiment avoir été trompés par la France » écrit-il. « Ainsi, les trente années d’expérimentations atomiques françaises ne constituent pas une parenthèse qui se serait refermée en 1998. », poursuit-il. Pour conclure : « Il est, en effet, désormais bien loin le temps d’un rapport confiant à l’Etat. »

Oui, nous les anciens, ceux qui ont connu cette période du CEP, longtemps présentée comme faste et glorieuse, nous avons ensuite, lorsque le voile du déni s’est déchiré, ressenti de la colère, de la frustration à la mesure de la confiance que nous avions envers la parole de l’Etat.

Pour autant, aucun d’entre nous ici présent aujourd’hui n’est responsable du choix de Moruroa et Fangataufa comme polygones de tirs nucléaires. Et nos aînés ne le sont pas plus que nous. L’opposition entre pro et anti-CEP se concevait encore aisément tant que la grande armada militaire opérait chez nous.

Mais sur quoi cet affrontement repose-t-il aujourd’hui plus de 25 ans après la fin des essais nucléaires ? Aussi, n’est-il pas paradoxal que ce sujet nous divise encore autant ou nous indiffère ? Pourquoi est-il si difficile aujourd’hui de l’aborder sereinement ?

Non seulement sur la place publique, mais aussi en famille, entre amis, un nouveau diktat s’impose à notre société polynésienne. Le secret défense a pesé lourdement sur les travailleurs du atomi pendant plus de quatre décennies. Désormais la parole s’est libérée. Or, curieusement, à mesure que la chape de plomb avec l’Etat se dissipe, il devient de plus en plus compliqué d’en discuter entre nous.

Comme, Christelle Lehartel, notre ministre de l’Éducation, me l’a témoigné : vous, enseignants, ressentiez des craintes et aviez des réticences à aborder le fait nucléaire devant vos élèves, tant il est sensible. Et pourtant il le faut bien, car, comment aller de l’avant, comment rendre l’avenir possible si nous restons sur des peurs et des ressentiments du passé ?

Ainsi, science et opinion sont mises à égalité. Or, la science et l’opinion ne se bâtissent pas sur les mêmes socles de rigueur. La science porte bien son nom et l’opinion comporte souvent des préjugés ou des impressions. Le brouhaha des informations plonge le citoyen dans la perplexité. Le débat public se radicalise et s’enferme dans des chimères, des théories dénuées de fondement scientifique.

Le phénomène est planétaire. Il se cristallise ici et là autour de sujets à la fois sensibles pour la société et scientifiquement complexes. Internet et les réseaux sociaux lui offrent une caisse de résonance inédite dans l’histoire de l’humanité.

Le sociologue et philosophe Edgar Morin met en garde sur les dangers de tels dérèglements cognitifs ; ils menacent l’état de droit et la paix sociale. La démocratie est fragilisée.

L’école, nous explique-t-il, est le premier rempart de ces folies sociétales. Les médias en sont le second. Former et exercer l’esprit critique de chaque citoyen, lui faciliter l’accès à l’information objective, factuelle et vérifiable, l’accompagner à se forger une opinion par lui-même, à distinguer les faits de leurs interprétations, telles sont, dans nos démocraties, les enjeux et les responsabilités de ces acteurs. Voilà, à mon sens un des grands enjeux de nos querelles : comment distinguer les faits et les interprétations de ces faits ? C’est le piège qui nous guette à chaque instant. Nous avons facilement tendance à juger ou à interpréter au lieu de décrire la réalité des faits. C’est ce danger du jugement simpliste qui nous divise.

Et sur le sujet du nucléaire, sujet passionnel et chargé de passion extrême, je peux comprendre qu’il est compliqué pour un Polynésien d’aborder ce sujet avec froideur, objectivité et rigueur scientifique.

Pour autant, vingt-cinq ans après la fin des essais, nous avons le devoir intellectuel et moral de prendre de la hauteur afin de nous détacher ou de relativiser les frustrations, les blessures, les humiliations qui ont pu nous diviser par le passé. Nous devons faire cet effort pour sauver et préserver la conscience des générations à venir. Notre rôle, à partir d’aujourd’hui, n’est pas de transmettre et de perpétuer nos haines et nos blessures à nos futures générations. Ce que nous avons à transmettre, c’est l’Histoire avec un grand H.   

Pour construire des ponts de compréhension et de réparation, pour rendre possible l’avenir de concorde et d’harmonie auquel nous aspirons, nous n’avons pas d’autres alternatives que d’avoir la volonté et le courage de faire l’effort d’une démarche honnête et sincère de recherche de vérité.

C’est ce que nous appelions depuis l’année dernière à l’occasion de la table ronde de haut niveau qui s’est tenue les 1er et 2 juillet 2021 à Paris, l’esprit Reko Tika.

La sémantique, la parole authentique, le choix des mots justes sont d’une importance capitale.

Tout cela, vous le savez aussi bien que moi si ce n’est mieux. Quand on a la charge d’accompagner des enfants à devenir des citoyens autonomes et responsables, on ne badine pas avec les valeurs et les concepts. Et vous avez fait preuve d’exemplarité à cet égard.

Je profite d’un instant pour vous dire quelques mots de mon cheminement depuis que je suis président du Pays.

J’ai donc hérité, fin 2014, d’une situation extrêmement clivée sur le sujet.

Reconnaître, réparer, compenser, indemniser : tout le monde s’accordait sur ces verbes d’action forts. Je dirais même, tout le monde s’accorde sur ces lieux communs.

Mais comment, qui, quoi, combien, quand, où, sont autant de questions qui n’avaient pas été suffisamment renseignées, quand bien même certains affirment publiquement que l’affaire est définitivement entendue.

Qui est victime des tirs atomiques auxquels la France a procédé à Moruroa et à Fangataufa ?

De quelle manière et dans quelle mesure le sont-elles ?

Est-il possible d’identifier et de quantifier les conséquences multiples de ces trente années de CEP ?

Peut-on faire la part des choses entre ce qui est imputable à ces essais atomiques et ce qui découle de l’évolution inexorable de nos sociétés et de notre monde ?

Pour ma part, je me suis efforcé d’avoir une approche objective de la situation. Et j’ai toujours fait le pari de l’intelligence et du sens des responsabilités de tout un chacun.

La priorité des priorités m’a semblé être celle de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat. C’est pourquoi, lorsque François Hollande a préparé sa venue, je lui ai demandé de se positionner. Ses propos tenus sous le grand chapiteau de la présidence à Papeete le 22 février 2016 ont déclenché une onde d’émotions contraires : joie unanime des Polynésiens, soulagement du corps préfectoral, inquiétude dans les rangs militaires.

Un basculement déterminant venait de s’opérer : le Chef de l’Etat, Chef des Armées, responsable du feu atomique, avait solennellement reconnu que les essais nucléaires français dans le Pacifique avaient eu des conséquences négatives.

Cependant, cette parole, si forte fut-elle, restait imprécise et nécessitait une concrétisation, une transformation en actes.

C’est alors que j’ai décidé de réactiver la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires.

Bruno Barrillot a accédé à ma demande d’en reprendre la tête. Revenu le 15 août 2016, il est hélas, comme vous le savez, décédé le 25 mars 2017. Pendant ce bref délai, il a malgré tout réussi à remettre sur les rails, comme je le lui demandais, les principaux dossiers en suspens. Il a également participé activement aux travaux qui ont abouti à l’Accord de l’Elysée que j’ai signé avec François Hollande le 17 mars 2017. Je vous rappelle que la reconnaissance du fait nucléaire par l’Etat constitue la pierre angulaire de cet accord.

J’ai rencontré Emmanuel Macron juste après son élection en 2017. Il m’a affirmé qu’il poursuivrait l’action de l’Etat dans l’esprit de cet Accord engagé par son prédécesseur.

Et c’est ce qu’il a fait. Le projet de centre de mémoire, dont une première ébauche avait été esquissée en 2010, a repris début 2018. L’accès aux indemnisations s’est globalement amélioré. L’accompagnement en oncologie s’est renforcé… Je ne vais pas entrer dans le détail de ces avancées ni en dresser une liste exhaustive. Nous le ferons dans d’autres occasions.

Les relations entre l’Etat et le Pays sur ce sujet se sont donc singulièrement améliorées et l’on ne peut nier le mouvement d’ouverture et de transparence de la part du premier.

Toutefois, rien ne se fait aisément, rien ne va de soi et il nous faut constamment remettre l’ouvrage sur le métier. Je pourrais prendre pour exemple la bataille opiniâtre pour obtenir que l’Etat nous cède le terrain dit du COMAR pour y édifier le centre de mémoire, ou encore celle, très technique, pour faire évoluer l’accès aux archives du CEP…

Ce que j’en retiens, c’est une réalité universelle qui se confirme à chaque étape, à savoir que c’est à nous-mêmes de prendre en main nos affaires et de défendre nos intérêts et nos positions.

Surtout, c’est à chacun de nous de choisir de faire cet effort, j’insiste sur ce terme d’effort, pour se documenter, confronter, argumenter, réfléchir, en un mot, se forger son opinion.

Il nous revient ainsi de travailler à restaurer notre propre dignité.

C’est ce que nous entreprenons, chacun à notre tour et selon nos sensibilités et nos responsabilités respectives.

Je conclurai mon propos avec les mêmes mots que j’ai prononcés à l’issue de mon allocution à l’ouverture du colloque d’histoire comparée le 19 janvier dernier : « Restons vigilants, sur ce chemin de quête de vérité, de justice et de concorde il est important, plus que jamais, de faire preuve en permanence d’humilité, d’écoute, de parole droite, fidèlement à l’esprit Reko Tika. »

J’ajoute enfin, gardons courage et lorsque l’espoir se joue de nous, prenons exemple sur nos intrépides navigateurs des temps anciens et d’aujourd’hui. Le regard porté sur l’horizon, l’intelligence en alerte, guidés par nos valeurs d’entraide et de tempérance, reprenons confiance en nos capacités de nous offrir un avenir meilleur.

Je vous remercie tous bien chaleureusement.

Que vos travaux soient fructueux.

Pārahi ana’e. ‘E ‘ia feruri nō muri iho.

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